C'est à la suite d'importants travaux de réhabilitation de son bâtiment « officiel » situé non loin de l'emblématique place Stanislas que l'école d'architecture de Nancy (ENSAN) s'apprête à revenir sur son site historique après plusieurs années passées « hors les murs ». Cet événement est l'occasion pour les enseignants et pour l'ensemble des acteurs de l'école, de s'interroger sur l'avenir de sa pédagogie et sur son identité. Des réflexions qui donnent lieu à toute une série de travaux et de discussions collectives dans le but de constituer un renouveau du projet d'école auquel ces quelques lignes se proposent de participer, avec l'idée notamment que la « transversalité » fait la spécificité de la pensée architecturale.
Ce projet d'école s'inscrit, plus généralement, dans l'actualité de la réforme des écoles nationales supérieures d'architecture (ENSA) qui depuis 2018 offre un nouveau cadre administratif pour les enseignants-chercheurs des écoles d'architecture françaises. Désormais, ce sont les maîtres de conférences et les professeurs des universités qui constituent le collège pédagogique à partir duquel s'élaborent les différentes thématiques et les contenus des enseignements. En ayant ainsi intégré le « régime général » du processus de Bologne, la réforme scelle donc le rapprochement des écoles d'architecture avec le monde de l'Université.
C'est dans ce nouveau cadre institutionnel, qui devrait être en mesure de favoriser les démarches émergentes et les initiatives de recherche et de développement dont l'architecture est aujourd'hui plus que jamais dans l'attente, que l'ENSAN pourrait inscrire son projet d'école, et bénéficier ainsi de la richesse du contexte universitaire nancéien dans lequel elle pourrait progressivement affirmer une place nouvelle et renforcée. Quelles sont les nouvelles modalités d’enseignement et les contenus pédagogiques susceptibles d'être proposés afin de tirer le meilleur parti de ce rapprochement ? Comment imaginer, dans ce contexte, faire évoluer l'équilibre subtil qui caractérise la démarche architecturale, entre pratiques professionnelles d'une part et recherches théoriques d'autre part ?
La démarche scientifique qui caractérise la pensée et la méthode universitaires, pourrait être l'occasion pour l'école d'architecture de Nancy, et pour le monde de l'architecture en général, de porter un regard neuf sur ses propres processus de créativité et d'innovation. Il y a là une opportunité à saisir pour questionner en profondeur les fondements mêmes de notre discipline, car la problématique majeure, existentielle, de la transition écologique, nous oblige à trouver de nouvelles voies. La discipline architecturale, en tant que pensée, et en tant que pratique portant sur l'ensemble du monde habité, doit évidemment jouer un rôle majeur dans ce contexte de crise globale.
Il n'y a pas, bien évidemment, de réponse « miracle » à cette crise, mais face à l'urgence de la situation, nous devons avoir le courage de nous interroger sur les « fondamentaux » de notre discipline et de nos pratiques. Et de ce point de vue, le contexte universitaire pourrait nous offrir une opportunité unique. L'opportunité d'offrir un nouvel horizon à la pensée architecturale en ménageant un nouvel espace propice à la recherche d'un futur plus « soutenable », et par là même, sortir de l'urgence souvent économique, dans laquelle la pratique est parfois prisonnière. En se rapprochant de l'Université, les écoles d’architecture pourraient devenir ce lieu hybride où se renouvelle et s'invente un nouvel art de bâtir. Un lieu pour renouer avec l'envie d'innover, car la pratique architecturale s'est au cours des dernières décennies, trop souvent adaptée au contexte industriel et financier, jusqu'à en perdre parfois son autonomie.
Donnons-nous les moyens d'offrir aux étudiants, aux futurs professionnels et aux acteurs de l'aménagement du territoire, les ressources nécessaires à l'émergence d'un nouveau projet, car nous le savons, c'est l'ensemble de nos modes de vie et donc de nos modes de projeter et de construire, qui sont à réinventer. Rien ne nous empêche d'imaginer de nouvelles modalités, de nouvelles pratiques, de nouveaux métiers, de nouveaux profils d'architectes et d'urbanistes qui intégreraient, en leur cœur, l'innovation et la recherche au service d'un projet de société écologique.
Le monde est en crise. Une crise symptôme d'un « Chaos » qui est aujourd'hui à la fois le signe d'une complexification extrême du monde, et le symbole de ce qui fut dans l'esprit de l'antiquité grecque, la possibilité d'un renouveau du monde. Comprendre transversalement cette dialectique entre le chaos du multiple et l'ordre du singulier, voilà peut-être en raccourci, l'essence même d'une pensée de la complexité dont Edgar Morin nous enseignait déjà les lois, au siècle passé. Les causes de cette crise sont multiples, mais à n'en pas douter, elle est aussi le fait d'un assèchement d'une pensée de la diversité, d'une pensée plurielle voire hétérogène, voilà le message que Michel Serres, en témoin et messager de la transversalité, nous à légué : ne séparez pas la « pensée littéraire » et la « pensée scientifique ». Je crois que nous devrions faire nôtre cette devise. Ce retour vers une forme de pensée complexe, nous pourrions en faire le centre du projet d'architecture, et ainsi renouer avec l'ambition déraisonnable, mais nécessaire, d'« imaginer le monde », dans toutes ses dimensions.
Nous devons sortir des errements d'une pensée positiviste par trop réductionniste, car nous le savons, l'innovation, l'inventivité, la créativité, ce n'est pas le résultat mécanique de la simple juxtaposition de quelques idées éparses, mais bien l'événement d'une émergence, l'apparition du nouveau dans le déjà connu. Car devant nous se dresse, en plus de la menace écologique, le spectre d'une société totalement réglée par la puissance aveugle du numérique. Sans culture, sans culture technique et sans culture créative, aucune chance d'éviter que la machine algorithmique ne vienne renforcer la spirale productiviste qui ne fait qu'épuiser toujours plus nos ressources. C'est en tout cas la position à laquelle je me suis constamment attaché, dans ma pratique d'architecte et d'auteur numérique : faire de la transversalité un horizon.
Milovann Yanatchkov, Avril 2021
Illustration : le Vieux Pont de Mostar en Bosnie. (cc) by Mark Ahsmann